publié le / 12 octobre 2019

catégories / histoire

cinq ans

cinq ans

À 11h35 ça a fait 5 ans. Vol Air Transat TS500-quelque-chose, mon excellente mémoire pour les choses inutiles me fait défaut pour une fois, mais j’étais au hublot ; de ça, je me souviens. J’avais failli pas vraiment pouvoir partir - mon passeport n’avait pas la même adresse que je ne sais plus trop quel autre papier et à ce moment là, comme je n’étais plus certaine de vouloir réellement partir, j’avais presque espéré un refus à l’embarquement. J’ai toujours aimé voir des signes de l’univers partout : ça me semblait être suffisamment grand pour me faire comprendre que cela ne servait à rien de tout plaquer et d'aller voir de l'autre côté de l'Océan si c'était plus cool.

Cela m’aurait un peu embêtée, tout de même. Mon papa avait déjà dû repartir et j’étais donc toute seule à l’aéroport de Bordeaux, un lundi matin à l’aube, sans grand autre choix que celui de poser mes deux fois vingt-trois kilos autorisés, plus quelques excédents, sur les tapis d’enregistrement. Tant pis pour le signe du destin, et puis le consulat français, appelé en catastrophe, venait de confirmer que je pouvais tout de même embarquer.

Destination finale ? Montréal. Pas d’escale, six heures de vol - un peu plus, peut-être -, un océan à traverser, ce serait ça, maintenant, mon trajet de retour à la maison. Des avions, des hublots, des plateaux-repas à peine touchés et des portes d’embarquement.

J’étais arrivée dans le flot des Pvtistes, petits Français innocents croyant trouver un eldorado à Montréal, comme si on était attendus ici. Arrogants que nous sommes parfois, va. J’avais passé de longues minutes à stresser, mes petits papiers dans la main. Et si, finalement, on me remettait fissa dans l’avion ? J’étais partagée entre une trouille infinie - et si je ne comprenais rien à ce qu’on me dit ? Et si je ne trouvais pas la sortie des taxis ? Et si mon appart’ était tout nul ? Et si en fait j’avais fait une énorme connerie ? - et l’excitation d’une nouvelle vie. Je n’avais pas eu la chance de partir à l’étranger pendant mes études, cette parenthèses québécoise était pour moi ma césure, la coupure avant la vraie vie. J’en avais besoin et j’avais hâte de construire des nouvelles choses, d’apprendre des nouveaux noms de rues, de stations de métro, de supermarchés locaux ; d’empiler toutes ces briques que l’on s’approprie lorsque l’on découvre petit à petit son nouveau quotidien.

Et puis tout était allé très vite. Le tampon sur le passeport, les bagages récupérés, la sortie de taxi trouvée - elle est plutôt bien indiquée, mais il faut savoir qu’il faut partir dans l’autre sens, vers les limousines, et puis dépasser les voituriers en costard - j’avais donné l’adresse, j’avais un peu chaud, j’avais collé ma tête contre la vitre, un petit peu comme dans les films, quand on comprend qu’il va arriver des trucs grandioses à l’héroïne. Le taxi m’avait déposé en bas du 7570, avenue Christophe Colomb - je le dis parce que bon, je n’y habite plus alors ça va - et j’avais grimpé les marches de cet escalier qui grinçait beaucoup. E., ma nouvelle coloc’, m’attendait, avec Dora-le-chat, dans notre appartement à la cuisine baignée de lumière, et aux grandes fenêtres un peu vieillottes, qui filtraient le soleil comme dans un vieux film des années 50.

C’était joli. Dans ma chambre, on voyait un mur de briques en face. J’avais publié une photo sur Instagram. Home, sweet home. Et puis c’est vrai, je m’étais vite sentie à la maison dans cette grande ville pleine d’arbres et de parcs, où on peut faire du vélo partout, où on peut rentrer en minijupe le soir à 4heures du matin sans avoir peur, où on peut s'habiller en legging galaxie sans être jugé.

J’étais partie me promener au marché Jean-Talon, parce qu’on m’en avait dit le plus grand bien. On était à 10 petites minutes de là, et j’aimais bien l’idée que mon premier contact avec la vie montréalaise soit à propos de tomates mûres - je n’en ai jamais retrouvé d’aussi bonnes que ce 20 septembre 2013.

Deux mille treize, putain.

Je partais pour neuf mois, petite année sabbatique au milieu d’une vie que je ne maîtrisais plus tôt, dans l’espoir probable de réussir à en maîtriser plus d’aspects.

Sans aucun spoiler, cinq ans plus tard, ma vie est toujours aussi chaotique, et finalement, après beaucoup de réflexion et d’échanges avec des personnes brillantes que j’aime profondément, j’en suis arrivé à la conclusion que le chaos est finalement probablement la seule chose qui soit tout à fait immuable et que peut-être que c’est bien comme ça.

Alors, cinq ans plus tard. Il y a eu 3 appartements différents avant de trouver le bon, celui où la lumière dorée du soir me fait oublier le bruit du matin, quand les camions passent un peu trop vite, un peu trop fort et surtout, un peu trop tôt. Il y a eu des expériences professionnelles qui m’ont fait grandir, évoluer, qui ont affiné ma personnalité, qui m’ont fait prendre conscience des valeurs par dessus lesquelles je ne peux pas passer, qui m’ont fait prendre quelques kilos aussi, au début, qui m’ont fait passer de poste en poste, missions différents à chaque fois, pour finir par me faire comprendre que rien n’est jamais vraiment figé. Un sage disait que « les hasards, les rencontres forgent une destinée », je crois que c’est très vrai.

Cinq ans plus tard et puis une nouvelle rentrée qui se profile, à l’école, presque, pour aller faire quelque chose dont je rêve depuis des années sans vraiment oser jusque là aller au bout - je vous en reparlerai - qui me fait encore une fois prendre un petit tournant que je n’aurais pas imaginé il y a quelques mois, nouveau zigzag sur un parcours professionnel qui me fait penser à ces tours d'illusion d'optique où il faut se reculer pour réussir à voir une vraie image. J'en reparlerai, j'ai dit. 

Cinq ans plus tard, des courses stupides dans la neige, des courses stupides pas dans la neige - et des courses moins stupides aussi -, un marathon, des tempêtes de neige, des bouts du nez congelés en attendant le bus qui n'arrive jamais quand il faut, des soirées au coin du feu, une, deux, et bientôt trois entreprises fabriquées - que c'est étrange de se rendre compte de tout ça -, cinq ans plus tard et les premières vraies douleurs de l'expatriation, ne pas être là auprès des siens lorsqu'il le faudrait, naissances, décès, mariages, cinq ans plus tard et trop de souvenirs pour les réduire à un simple paragraphe.

Cinq ans plus tard et bien sûr, bien sûr, elles, eux. Les garçons que j’ai embrassés, pour un soir, pour une nuit, celui à qui j’ai dit je t’aime pour la première fois, ceux que j’ai oubliés, ceux qui restent encore là, ceux qui m'ont aidée, sans forcément le savoir, à m'approprier un peu mieux mon corps, celui que je déteste plus souvent que je ne l'aime.Les amis rencontrés un peu sans savoir, une soirée d’Halloween un peu arrosée, cette photo de nous deux, catwoman et licorne, sans s’imaginer que cinq ans plus tard, on se manquerait autant ; les amis d’amis devenus amis, les copains du boulot avec qui les apéros s’éternisent et qui deviennent un petit peu plus. Et puis les au-revoir qui font sursauter parfois, on oublie souvent qu’on est ici sur un fil et que parmi toute la bande de potes immigrés, est-ce qu’on reste est-ce qu’on rentre, on se la pose tous cette question ; et puis le coeur serré en se demandant comment ce sera, sans eux au quotidien, ceux qui sont partis et ceux qu'on laissera en partant.

Et puis celles, mes piliers, celles que j’ai appris à connaître, cinq ans, ça laisse du temps pour ça. Celles qu’on apprend à apprivoiser sans se douter que quelques temps plus tard, elles feraient partie de mes essentiels.

Cinq ans plus tard, des hivers, des étés, des automnes, et toujours pas vraiment de printemps. Des aller-retours, des Noëls à pleurer loin, des Noëls partagés autrement, des anniversaires souhaités par Whatsapp et des cadeaux « je suis un peu en retard mais bon, c'est le décalage horaire », cinq ans de sirop d'érable dans ma valise dans un sens, cinq ans de bouteilles de rouge dans ma valise dans l'autre.

Cinq ans de toi, Montréal, et j’arrive toujours pas à placer pantoute dans une conversation. Cinq ans de toi et je me plante encore toujours à la correspondance du métro Berri-UQÀM, quand il faut prendre la ligne verte. Cinq ans de toi et je n’aime toujours pas les poutines, je ne me suis pas habituée à ne trouver du gin qu’en SAQ, à devoir laisser des pourboires partout, à ne pas pouvoir trouver des cartouches d’encre pour mon stylo à plume Le Petit Prince facilement, à payer mon pain au levain bien trop cher, mais cinq ans de toi et je connais par coeur les sens uniques des rues du Plateau et les meilleurs spots du Parc Lafontaine pour aller lire un livre au calme. Cinq ans de toi, Montréal, et je m’émerveille toujours en haut du Belvédère, ou quand on revient du vélo et que les buildings se découpent dans le ciel. Cinq ans de toi, et je ne sais toujours pas à quel niveau se situe le H&M ou le Zara, cinq ans de toi, mais au moins, je réussis à monter la côte de Berri presque les doigts dans le nez sans être essoufflée.

Cinq ans de toi, Montréal, et un sourire grand comme ça, cinq ans de toi, vraiment, neuf mois, mais tu pensais quoi ?

Cinq ans de toi - il n’y en aura sans doute pas cinq de plus, mais je n’affirme plus rien, maintenant, en cinq de toi, j’ai bien compris que la seule chose qui compte vraiment, c’est de savoir où trouver les meilleurs muffins aux bleuets de la ville, si possible de les avoir à moins de dix minutes de chez soi, et de pouvoir les partager avec ses humains préférés.

C’est en tous cas ce que je nous souhaite, ce que je vous souhaite, pour les cinq, ou moins, ou plus, prochaines années.

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